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Joint-Venture Sociale (3/3) : Le point de vue académique d’Antoine Rieu, doctorant mandaté par SocialCOBizz

By 19 février 2018 No Comments

Antoine Rieu est diplômé du bachelor de l’ESSEC, d’une licence de philosophie de l’Université de Nanterre et d’un Master 2 de recherche de l’EHESS en sciences économiques et sociales, intitulé « Institutions, économie et société ». Il a eu des expériences professionnelles dans le secteur de la solidarité internationale, à l’AFD et la Fondation Grameen Crédit Agricole. Il a été mandaté par SocialCOBizz en 2016 et dans ce cadre, écrit une thèse sur « les fondements et potentiels des Joint-Ventures Sociales ».

Quel est l’objectif de ta thèse ?

La Joint-Venture Sociale (JVS) est un type de collaboration relativement nouveau dans le paysage français et international. Une entreprise « classique » et une association ou une entreprise sociale joignent leurs forces pour créer une filiale commune. Celle-ci met en œuvre une mission sociale ou sociétale en s’appuyant sur un modèle économique pérenne. A ma connaissance, de telles structures n’ont pas été étudiées en tant que telles : des études de cas concernant certaines Joint-Ventures Sociales créées par Muhammad Yunus existent, mais il me semble qu’il n’y a pas à date de réflexion systématisante sur ce modèle.

Face à cela, ma thèse articule trois objectifs :

1/ Evaluer la pertinence, l’efficacité et la pérennité du modèle de Joint-Venture Sociale pour mettre en œuvre une mission sociale ou sociétale de qualité 

2/ Etudier la conception, la création et le partage de la valeur créée par les Joint-Ventures Sociales. La JVS rassemble des acteurs qui poursuivent des objectifs différents, parfois même divergents. Elles sont donc attentives à l’obtention de résultats dits économiques (relatifs à ce que l’on appelle « valeur économique») qui assurent la pérennité du modèle, tout en veillant à la tenue de pratiques et d’objectifs dits sociaux (relatifs à ce que l’on appelle « valeur sociale »). Fondamentalement, il s’agit d’étudier la fabrique et la dynamique de ces valeurs ou de ces richesses économiques et sociales / sociétales. Elles peuvent se qualifier ou se quantifier par des indicateurs concrets (outils de gestion comptables, tableaux de suivi, reporting, etc.). Mais les indicateurs, qui sont toujours des conventions socio-historiquement situées, ne peuvent capturer ces valeurs que partiellement. Certaines expériences concrètes vécues par les différentes parties prenantes (salariés, bénéficiaires, cadres, chefs d’équipe, etc.) ne sont pas visibles via ces indicateurs, bien qu’elles orientent la prise de décision. Par ailleurs, si les entreprises ont chacune leur propre regard sur la valeur des choses , lorsqu’elles – créent ensemble une JVS, il y a un vrai sujet de fabrique d’une conception en commun de ce qui compte, de ce qui vaut. En fait, c’est une affaire de tensions et d’équilibres dans la gestion au quotidien, qu’absolument toutes les structures rencontrent, et qu’il est question de révéler et d’étudier avec une visée de transformation systémique des modèles.

3/ Si les principes de fonctionnement et les pratiques concrètes des JVS s’avèrent pérennes d’un point de vue social, économique et écologique, le troisième axe consiste à déterminer selon quelles conditions les enseignements tirés de ces expériences peuvent se diffuser pour contribuer à repenser de façon systémique le concept même d’entreprise, sa place et ses responsabilités concrètes dans les sociétés et les territoires, avec un souci profond de la pérennité socioéconomique, écologique et du partage de pouvoir. On a tendance à dire que la JVS mélange les meilleurs savoir-faire « métier» et productifs issus de l’entreprise « classique et les meilleurs savoir-faire sociaux issus de l’association ou de l’entreprise sociale. Les compromis qui se forment (ou pas) dans les JVS sont donc intéressants à de nombreux titres ! Il me semble qu’il faut dépasser cette pensée dichotomique entre l’économique d’un côté et le social de l’autre. L’enjeu est d’intégrer pleinement le vécu des femmes et des hommes, y compris les plus vulnérables, le souci de l’environnement dans les pratiques standards. Il y a donc potentiellement de nombreux enseignements à tirer de ces JVS et ce pour tous les acteurs. Par exemple, comment une entreprise « classique », peut-elle mettre sa chaîne de valeur au service d’une mission sociétale de qualité ? Comment une association peut-elle mettre en œuvre un modèle pérenne qui ne déroge pas à la qualité de sa mission, voire en démultiplie l’impact de façon respectueuse de ses ressources humaines, de l’environnement, etc. ?

 

Que penses-tu retirer de cette thèse ?

Il faut assumer le fait que tout modèle de gestion n’est pas bon en soi, ce n’est pas parce qu’on est une SAS, une association, ou une joint-venture, que nos pratiques sont forcément bonnes et notre mission légitime –c’est un constat simple. Alors, d’un point de vue pratique,j’espère que cette thèse aidera à identifier des facteurs de succès d’une JVS, notamment en termes de pratiques de gestion ou de démarches à mener, de questions à se poser. Je me méfie du terme de« bonnes pratiques » car on a tendance à en parler de façon absolue, hors sol. En étudiant ces dynamiques, tensions et équilibres, on arrive à comprendre comment gérer les tensions, quels en sont les déterminants. L’objectif n’est pas d’aboutir à des règles générales mais de donner des clefs de compréhension, avec éventuellement une capacité un peu prédictive. Et puis j’espère que cette thèse pourra aider de près ou de loin tous les acteurs économiques dans la façon dont ils peuvent concevoir et mettre en œuvre leurs modèles !

Je m’appuie sur l’approche socioéconomique de ma co-directrice de thèse Isabelle Guérin, qui adopte un regard à la fois possibiliste et critique. Possibiliste car soucieux de « déconstruire les schèmes dominants et de rendre justice à la multiplicité des manières d’être, de faire et de penser ». Critique car on interroge notamment la production et le renouvellement des rapports sociaux, et particulièrement des rapports de pouvoir, qui peuvent engendrer de nouvelles inégalités. En outre, le social washing et le green washing existent, on ne peut pas le nier, et en même temps beaucoup d’entreprises sont volontaires, et ce modèle trouve un réel écho. Alors, de la posture de mon autre co-directrice de thèse, la philosophe Cécile Renouard, j’adopte notamment un regard attentif à la vision que les multinationales ont de ces entreprises, en me demandant comment ces JVS peuvent contribuer à transformer les pratiques économiques globales avec une visée de contribution au bien commun, à ce qu’elle appelle « le lien social et écologique », en étant attentif aux plus vulnérables.

Les JVS cherchent à répondre à de véritables problèmes –par exemple, la question de l’insertion des plus exclus. Il y a tellement de personnes en situation de précarité que les modèles d’accompagnement et d’insertion par l’activité économique sont des enjeux majeurs.

L’important aujourd’hui est de savoir comment ils fonctionnent et leurs limites, afin de prendre la pleine mesure de ces modèles, des contextes institutionnels dans lesquels ils s’inscrivent, et voir comment certains principes peuvent être intégrés par davantage d’acteurs économiques.

 

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