Aux Etats-Unis, le secteur de la civic tech a entamé sa croissance au début des années 2010. La Fondation Knight a conduit en 2014 une étude très complète du secteur (principalement aux USA) qui révèle son hétérogénéité, dans la mesure où de multiples catégories d’initiatives se rangent sous la bannière “civic tech”. L’étude n’en recense pas moins de onze, dont les initiatives de voisinage, la transparence et l’accès aux données, le crowdfunding, le crowdsourcing d’informations, ou l’économie du partage. Elles sont classées en deux grandes rubriques, communauté et gouvernement, l’une tournée vers une plus grande mobilisation des citoyens, au sein de leurs communautés notamment, et l’autre vers une plus grande transparence et efficacité des administrations publiques et une participation accrue des citoyens au processus démocratique (électoral en particulier).
En termes économiques, le secteur aurait attiré près de 700 millions de dollars d’investissements entre janvier 2011 et décembre 2013. Environ la moitié de ces investissements a été consacrée à l’économie du partage, et notamment les « stars » du secteur telles que Airbnb (118 millions d’investissements sur la période), Zimride (covoiturage – 81 millions), RelayRides (location de voitures – 21 millions), ou Couchsurfing (hébergement gratuit – 22 millions). Cependant, pas moins de 44 autres entreprises sont à ranger dans cette catégorie…
L’engagement citoyen est probablement le secteur de la civic tech le plus visible. Par exemple, l’utilisation de la technologie a permis à des milliers d’exprimer leurs opinions et d’avoir voix au chapitre. Le site Change.org, fondé aux USA mais qui a une couverture mondiale, a ainsi permis à plus de 25000 pétitions en ligne dans 196 pays et près de 230 millions de signataires de peser dans la balance et influencer les décisions prises. Dans le champ du politique, l’organisation « bipartisane » New Politics est partie du constat que le réservoir de candidats à des élections (locales, régionales, ou nationales) n’est pas assez inclusif. Ainsi, New Politics recrute des individus qui ont montré leur engagement sociétal (souvent par l’intermédiaire du volontariat) et les forme, les encadre, les coache, etc. jusqu’à ce qu’ils soient élus.
Mons visible mais tout aussi générateur d’impact, l’organisation Code for America a mis au point GetCalFresh, une application informant les résidents de Californie s’ils ont droit à certains programmes sociaux et, si c’est le cas, les aidant à s’y inscrire.
Les administrations publiques elles-mêmes ne sont pas en reste. La Ville de Nashville par exemple a lancé NashView qui présente de manière cartographique les services municipaux disponibles aux résidents et entreprises (bibliothèques, parcs, stations de recyclage, poste de police, etc.). Cette initiative vient compléter hubNashville qui permet aux résidents de trouver des informations, faire des requêtes concernant les services municipaux et suivre l’évolution de celles-ci. Grâce à NashView, chacun peut donc voir l’emplacement des différentes demandes et leur avancement.
La Ville d’Austin a elle décidé d’utiliser la technologie de « blockchain » (chaine de blocs) afin d’aider sa population de sans-abris, estimée à 7000, à obtenir une pièce d’identité qui est leur sésame pour accéder aux services essentiels dont ils ont besoin ainsi qu’à leurs données détenues par les services municipaux.
Cependant, autant on peut se réjouir de la croissance rapide du secteur civic tech, autant il est difficile d’ignorer comment la technologie liée à l’action citoyenne est aussi une formidable caisse de résonance et un moteur pour la propagation de propos et de comportements haineux. Dans un pays où l’élection de Donald Trump a contribué à la libération de la parole et où n’importe quel type de discours, aussi haineux ou raciste soit-il, est protégé par la liberté d’expression, la technologie permet une accélération sans précédent de cette haine.
J’écris cet article peu après une nouvelle tuerie dans une école (cette fois-ci dans un lycée en Floride ayant fait 17 victimes). Un des jeunes survivants, s’étant prononcé pour un contrôle plus strict des armes, se voit à présent ciblé par une campagne de calomnie en ligne, agrémentée par des théories du complot et des menaces de mort envers lui et sa famille.
De la même façon, j’ai été frappé de voir dans un reportage sur les manifestations en faveur de la liberté d’expression à Charlottesville en août 2017 (diffusé par VICE), au cours desquelles un homme a foncé dans la foule des contre-manifestant, tuant une personne et en blessant plusieurs autres, que de nombreux participants au rassemblement en faveur de la liberté d’expression s’étaient “trouvés” sur internet, par l’intermédiaire de forums, sans avoir d’affiliation particulière ni reçu de convocation de telle ou telle organisation. Donc une mobilisation citoyenne impressionnante… Mais au service d’une idéologie haineuse et xénophobe, à un moment où les Etats-Unis n’ont jamais paru aussi divisés et polarisés, en proie à des antagonismes profonds, et dirigés par une administration qui, après avoir semé la haine, a engagé un processus de destruction de nombre d’acquis sociaux et sociétaux, tout en entretenant un discours antagoniste qui reflète des volontés autocratiques et comporte la menace implicite d’une insurrection au cas où elle devrait abandonner le pouvoir.
La civic tech représente donc un enjeu énorme pour le pays, avec d’un côté une pléthore d’initiatives encourageantes et de l’autre un risque que la technologie ne soit qu’un amplificateur des divisions et des haines.
Philippe Taieb
phitaieb@gmail.com